Rapporteure spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese affirme dans un rapport qu’« il existe des motifs raisonnables de croire que le seuil indiquant qu’Israël a commis un génocide est atteint » à Gaza.
« Si« Si le terme de génocide est chargé politiquement, sa définition légale n’appartient pas seulement au peuple juif. Avant eux, les Allemands avaient déjà commis un génocide contre le peuple des Héréros en Namibie [entre 1904 et 1908 – ndlr]. Je comprends combien le débat est délicat. Mais c’est justement parce que la leçon du génocide contre les juifs a été forte que nous avons une responsabilité collective à reconnaître quand ce crime peut se dérouler ailleurs. »
C’était le 28 décembre dernier. Dans Mediapart, l’avocate italienne Francesca Albanese, depuis 2022 rapporteure spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, estimait que la définition du génocide inscrite à l’article 2 de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide s’appliquait au cas de Gaza.
Consciente de la charge de ce terme juridique, qui est aussi une arme politique au cœur de vives polémiques, la juriste défendait son usage ainsi que celui d’une autre formule : « nettoyage ethnique ». Elle réaffirme, trois mois plus tard, l’emploi de ces deux termes dans un rapport qu’elle a présenté mardi 26 mars à Genève (Suisse), devant le Conseil des droits de l’homme, l’organe des Nations unies qui la mandate mais au nom duquel elle ne s’exprime pas.
Publié la veille de sa présentation, le jour où pour la première fois depuis bientôt six mois de guerre, le Conseil de sécurité de l’ONU est parvenu à adopter une résolution appelant à un cessez-le-feu immédiat, le document de 25 pages conclut qu’« il existe des motifs raisonnables de croire que le seuil indiquant qu’Israël a commis un génocide est atteint » à Gaza contre le peuple palestinien.
La chercheuse italienne, qui évoque « un traumatisme collectif incalculable qui sera vécu pendant des générations », liste et développe trois actes de génocide envers le « groupe » que forment les Palestinien·nes : « meurtre de membres du groupe », « atteintes graves à l’intégrité physique et mentale de membres du groupe », « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».
« Logique génocidaire »
Selon elle, « la nature et l’ampleur écrasante de l’assaut israélien sur Gaza et les conditions de vie destructrices qu’il a causées révèlent une intention de détruire physiquement les Palestiniens en tant que groupe ». Plus largement, poursuit la juriste, « ils indiquent également que les actions d’Israël ont été motivées par une logique génocidaire inhérente à son projet colonial en Palestine, signalant une tragédie annoncée ».
L’experte indépendante de l’ONU affirme que « les actes génocidaires ont été approuvés et mis en œuvre à la suite de déclarations d’intention génocidaire émises par de hauts responsables militaires et gouvernementaux ». Elle cite notamment « la rhétorique génocidaire au vitriol » de plusieurs hauts responsables israéliens dotés d’une autorité de commandement, parmi lesquels le président Isaac Herzog, le premier ministre Benyamin Nétanyahou, le ministre de la défense Yoav Gallant (qui a qualifié les Palestiniens d’« animaux humains »), et « des décennies de discours déshumanisant les Palestiniens ».
« Déformant les règles coutumières du DIH [droit humanitaire international – ndlr], y compris la distinction, la proportionnalité et les précautions, Israël a de facto traité l’ensemble d’un groupe protégé et ses infrastructures vitales comme des “terroristes” ou des “soutiens au terrorisme”, transformant ainsi tout et chacun en cible ou en dommage collatéral, donc tuable ou destructible, écrit Francesca Albanese. De cette manière, aucun Palestinien à Gaza n’est par définition en sécurité. Cela a eu des effets dévastateurs et intentionnels, coûtant la vie à des dizaines de milliers de Palestiniens, détruisant le tissu social à Gaza et causant un préjudice irréparable à l’ensemble de sa population. »
Pour un embargo sur les armes
Pour l’avocate, qui ajoute un rappel historique, « le génocide israélien contre les Palestiniens à Gaza est une étape d’escalade d’un processus d’effacement colonial de longue date » dans ce territoire occupé depuis 1967. « Pendant plus de sept décennies, dénonce-t-elle, ce processus a étouffé le peuple palestinien en tant que groupe – démographiquement, culturellement, économiquement et politiquement –, cherchant à le déplacer, à exproprier et à contrôler ses terres et ses ressources. »
Francesca Albanese demande aux États membres de mettre « immédiatement » en œuvre un embargo sur les armes contre Israël, pays qui ne respecte pas les mesures contraignantes ordonnées par la Cour internationale de justice (CIJ) il y a deux mois, le 26 janvier 2024. Les juges, sollicités par l’Afrique du Sud (qui a de nouveau saisi le 6 mars la CIJ devant les risques de famine à Gaza), avaient alors évoqué un risque « plausible » de génocide des Palestinien·nes à Gaza et exhorté Israël à ne pas commettre d’actes génocidaires et à punir toute incitation au génocide.
Pour réaliser cette enquête, Francesca Albanese, qui rappelle condamner « fermement » les atrocités commises par le Hamas et d’autres groupes armés palestiniens le 7 octobre 2023, explique s’être appuyée « sur des données et des analyses d’organisations sur le terrain, sur la jurisprudence internationale, des rapports d’enquête et des consultations avec les personnes concernées, les autorités, la société civile et les experts ».
Un rapport critiqué
La rapporteure de l’ONU n’a pu accéder au terrain, Israël lui en interdisant l’accès, « comme à tous les rapporteurs spéciaux pour les territoires palestiniens depuis 2008 ! », dénonce-t-elle. L’Etat hébreu avait annoncé en février lui avoir interdit l’entrée sur son territoire après qu’elle ait critiqué sur le réseau social X, les propos du président français Emmanuel Macron décrivant l’assaut du Hamas sur le sol israélien comme « le plus grand massacre antisémite de notre siècle ».
Francesca Albanese avait affirmé sur X que « les victimes du 7/10 n’ont pas été tuées à cause de leur judaïsme, mais en réaction de l’oppression d’Israël ». Ses propos avaient suscité une controverse. Michèle Taylor, ambassadrice des États-Unis auprès du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, avait dénoncé des déclarations « inacceptables et antisémites ».
Francesca Albanese s’était défendue de tout antisémitisme : « Je rejette tout racisme, incluant l’antisémitisme, une menace globale. Mais expliquer ces crimes comme de l’antisémitisme obscurcit leur vraie cause », avait-elle plaidé.
Salué par les uns, notamment par plusieurs ONG qui appellent les États membres à faire respecter le cessez-le-feu adopté lundi 25 mars, à l’image d’Amnesty International qui loue « un travail crucial qui doit servir d’appel vital à l’action auprès des États », le rapport de Francesca Albanese est aussi vilipendé. La représentation israélienne auprès des Nations unies à Genève a « totalement rejeté le rapport » et affirmé dans un communiqué qu’il fait partie « d’une campagne visant à saper l’établissement même de l’État juif ».
Invité à réagir, le ministère des affaires étrangères français a, pour sa part, rappelé que « Mme Albanese n’engage pas le système des Nations unies ». « Nous avons eu l’occasion par le passé de nous inquiéter de certaines de ses prises de position publiques problématiques et de sa contestation du caractère antisémite des attaques terroristes du 7 octobre dernier », a déclaré le porte-parole adjoint Christophe Lemoine. Concernant la qualification de génocide, il a renvoyé aux déclarations passées du Quai d’Orsay. « Accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral », avait répondu en janvier le ministre français des affaires étrangères Stéphane Séjourné.