Pour mettre leurs proches à l’abri en Égypte, deux médecins franco palestiniens ont dû payer des sommes extravagantes à une agence de voyages. Un racket lucratif, qui prospère grâce à l’inaction des services consulaires français.
Publié le 28 mars 2024
« Le problème, c’est qu’une fois qu’on a donné les identités de nos proches, on ne sait pas entre quelles mains elles peuvent tomber », explique Marwan, médecin franco palestinien.
AFP
Pour sa vieille maman, 6 500 euros. Pour son frère, son épouse et leur fils aîné, 18 000 euros. Pour chacun de leurs quatre enfants, tous âgés de moins de 16 ans, 3 000 euros. Pour sa nièce, dont il a la charge depuis la mort de son frère, et la mère de celle-ci, 10 000 euros.
Pour sa sœur et son époux, leur fils aîné et sa femme, ainsi que leurs deux fillettes, 32 500 euros. Ahmed 1, installé en France comme cardiologue depuis la fin des années 1980, a déboursé 79 000 euros pour que seize de ses proches, qui ont tout perdu depuis le 7 octobre, puissent franchir la frontière séparant Rafah de l’Égypte. Marwan, autre médecin franco palestinien exerçant en France, a déboursé 10 000 euros pour sa mère, impotente, et sa sœur.
Des tarifs qui ont quintuplé
Ces sommes, il a fallu les payer en liquide à Hala Consulting and Tourism. Une agence de voyages égyptienne, spécialisée dans ce business lucratif, que les Gazaouis connaissent depuis des années : propriété de l’homme d’affaires et milicien Ibrahim El Argani, proche de la famille Al Sissi et des services de renseignements égyptiens, cette officine est la principale pourvoyeuse des précieux sésames entre Gaza et l’Égypte. Ses tarifs, déjà élevés avant le 7 octobre, ont quintuplé depuis.
Des heures d’attente devant la petite porte de l’agence pour obtenir, finalement, un bout de papier et, contre le cash et la photocopie de leurs papiers d’identité, la promesse de voir ses proches bientôt inscrits sur une liste. « Il faut compter un mois d’attente, environ », dit Ahmed.
Détenteurs de passeports égyptiens, malades, étudiants… chaque groupe a sa propre filière, plus ou moins coûteuse, plus ou moins efficace. « Certains passent directement par des militaires ou des gardes-frontières égyptiens. Mais c’est plus aléatoire », affirme Ahmed. Avec Hala, assure-t-il, le passage est garanti. « Et même si le nombre d’intermédiaires varie, les prix sont fixes. » « Le problème, tempère Marwan, c’est qu’une fois qu’on a donné les identités de nos proches, on ne sait pas entre quelles mains elles peuvent tomber. »
« Par souci de sécurité », il a fait lui-même le voyage Paris-Le Caire pour remettre l’argent, en main propre, au guichet de l’agence. Ahmed, lui, a fait intervenir une relation sur place. Pour réunir les sommes exigées, certains sollicitent la générosité de donateurs anonymes via les réseaux sociaux et les cagnottes en ligne. Sur le site GoFundMe, les appels au secours se multiplient. Désespérés. Invérifiables.
« On ne réclame pas une faveur mais le respect d’un droit : celui de vivre en sécurité, ici, avec nos proches. »
D’autres, bien que fous d’inquiétude, refusent d’alimenter ce business honteux et accentuent la pression sur les services consulaires. Pendant ce temps, de l’autre côté de la frontière où l’on s’abrite des bombes sous des tentes, où le kilogramme de pommes de terre atteint 17 euros, les candidats au départ comptent les heures.
Une organisation bien rôdée sur WhatsApp
Tous les jours, environ 300 personnes sortiraient de Gaza via la « filière Hala », estime Ahmed. Comme Marwan, pendant des semaines, il a guetté les listes de noms publiées quotidiennement sur le groupe « les frontières de Rafah », la boucle WhatsApp mise en place par l’agence. « Chaque filière a son groupe, chaque groupe publie quotidiennement ses listes. » Quand son nom apparaît enfin, l’intéressé n’a plus qu’à prendre sa valise et à rejoindre le poste-frontière où un bus l’attend, direction Le Caire. « En janvier, Internet a été inaccessible pendant sept jours d’affilée, dit Marwan. On devenait fous. »
Une fois au Caire, c’est la débrouille. Ahmed a les moyens de louer quatre appartements en centre-ville, dans lesquels sa famille se partage une dizaine de chambres. Les quatre loyers, autour de 600 euros mensuels chacun, viennent s’ajouter à l’addition générale.
« Les Égyptiens nous sucent le sang jusqu’à la dernière goutte », résume le médecin. Marwan, lui, a fait le déplacement jusqu’au Caire pour pouvoir serrer sa vieille maman dans ses bras avant de retourner en France, le cœur gros. L’octogénaire partage un studio avec sa fille, infirmière de profession, qui ne la quitte pas d’une semelle. « Elles se font livrer les repas, elles ne sortent pas. »
Pendant les quatre premiers mois de l’offensive israélienne, comme beaucoup de Franco-Palestiniens, Ahmed et Marwan ont assailli la cellule de crise du consulat français de Jérusalem. « Ils répondent très vite, mais ils ne font rien. » On les rassure, on leur réclame les papiers de leurs proches, ils les envoient… et c’est la douche froide. La mère d’Ahmed « n’est pas éligible au départ, affirme le consulat. Seuls les enfants et les conjoints des ayants droit peuvent bénéficier d’une évacuation ».
Marwan, lui, obtient le droit de faire sortir sa mère, mais pas sa sœur. « Or, sans elle, ma mère ne peut rien faire. » Ahmed prend l’habitude, chaque lundi, d’écrire au consulat. « Nous poursuivons nos efforts. » « Nous vous informerons dès que nous aurons des éléments nouveaux. » « Si les critères changent, nous vous tiendrons informé », répond son anonyme interlocuteur qui, systématiquement, conclut ses messages d’un « Cordialement. La cellule de crise ».
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En mars, après avoir payé le prix fort, Ahmed et Marwan ont enfin mis leurs proches à l’abri au Caire. « Ils ne risquent plus d’être tués, c’est le principal », souffle Ahmed. Marwan, entre deux consultations, se démène pour tenter d’obtenir un visa pour sa sœur. « C’est comme si nous demandions l’impossible », constate-t-il désespéré. La réponse doit tomber dans les prochains jours. « On s’attend à tout. »
Mardi dernier, une cousine d’Ahmed, restée à Rafah, a été tuée par un bombardement avec sa fille de 18 ans, tout juste bachelière. Quatre jours plus tard, on est toujours sans nouvelles de son mari et de leurs quatre autres enfants. Marwan pense à ses frères et sœurs restés de l’autre côté de la frontière, qu’il n’a pas eu les moyens de faire venir en Égypte. « Ce qu’on vit est un cauchemar. On travaille en France, on y paie nos impôts. On ne réclame pas une faveur mais le respect d’un droit : celui de vivre en sécurité, ici, avec nos proches. »
- Les prénoms ont été modifiés ↩︎
Gaza : « Quand j’ai ma mère au téléphone, j’entends les tirs, les bombes »
Constituées en collectif, une quinzaine de familles franco palestiniennes espèrent accélérer les procédures d’évacuation de leurs proches.
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Publié le 28 mars 2024Mis à jour le 28 mars 2024 à 18:40
À Jérusalem comme au Caire, les ambassades se déclarent incompétentes pour délivrer des visas.
AFP
Il y a ceux qui ont les moyens de payer des passeurs égyptiens. Et puis, il y a les autres. Ceux qui, par principe, refusent d’alimenter ce racket. Et ceux qui n’ont pas de quoi débourser les sommes nécessaires. Depuis six mois, ces Franco Palestiniens là vivent la pire des angoisses.
Chaque matin, au réveil, ils se demandent si ceux qu’ils aiment sont encore vivants. Chaque jour, ils se désespèrent de leur impuissance à leur venir en aide. « Quand j’ai ma mère au téléphone, j’entends les tirs, les bruits des bombes, raconte Amina 1, dont la famille vit depuis cinq mois sous des tentes à Rafah. Elle me demande ce que je fais, pourquoi rien ne bouge, pourquoi elle est toujours bloquée là-bas. J’essaie de la rassurer mais je lui mens. En réalité, aucune de mes démarches n’aboutit jamais. »
D’abord sidérés par l’attaque du Hamas et l’ampleur de la riposte israélienne, les Franco Palestiniens installés en France se sont rapidement tournés vers la cellule de crise du consulat général à Jérusalem. Des échanges courtois mais sans effet. « Quasiment aucun d’entre nous n’a pu faire évacuer ses proches par ce biais », explique Adam S., qui a perdu trois membres de sa famille dans les bombardements.
Une situation d’autant plus inexplicable qu’une opération d’évacuation a été rondement menée, en février dernier, pour les 42 salariés de l’Institut français de Gaza et leur famille. « Du jardinier au directeur, quel que soit leur type de contrat, quelle que soit leur nationalité, ils ont tous été rapatriés en France, s’étonne Adam. À nous, qui sommes franco palestiniens, on nous répond que c’est impossible. »
Des demandes restées lettres mortes
À Paris, le ministère de l’Intérieur est aux abonnés absents. Le Quai d’Orsay, après avoir promis des évacuations, multiplie les réponses laconiques. À Jérusalem comme au Caire, les ambassades se déclarent incompétentes pour délivrer des visas. « Tout le monde se renvoie la balle », constate Amina.
Leurs démarches individuelles ayant échoué, une quinzaine de ces Franco Palestiniens ont décidé de se regrouper, la semaine dernière, en un « collectif de ressortissants français demandant l’évacuation de leur famille de la bande de Gaza depuis octobre 2023 ».
Courriers, relances, alertes médiatiques… avec le soutien d’une poignée d’avocats, ils tentent de briser le silence. « Nos familles endurent des conditions de vie extrêmement précaires, ont-ils écrit au Quai d’Orsay. Chaque jour qui passe aggrave leur vulnérabilité. » Un article de Mediapart leur a appris que le blocage se situait Place Beauvau. « Il paraît qu’ils ciblent les demandes d’évacuation, ironise Amina. Il leur faut trois mois pour se rendre compte que ma mère, à 80 ans, n’est pas une terroriste ? »
L’ambassade de France au Caire ayant refusé d’enregistrer sa demande de visa, la jeune femme vient de saisir le tribunal administratif d’un référé suspension. Une démarche qu’elle qualifie elle-même de « dérisoire ». « Face à l’urgence, au risque de mort imminente, j’ai du mal à expliquer à ma mère que ça peut être utile. »
- Les prénoms ont été changés.
- Gaza : Ibrahim Al-Argany, le lucre d’un profiteur de guerre
- La contrebande vers Gaza a permis à cet affairiste lié aux services égyptiens d’amasser une fortune prospère. Il fait aujourd’hui flamber sans scrupule le prix des transferts vers Le Caire de Palestiniens fuyant l’enclave bombardée par Israël.
- Monde
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- Publié le 28 mars 2024Mis à jour le 29 mars 2024 à 09:39
- Rosa Moussaoui
- Ibrahim Al-Argany est passé en quelques années de la prison aux arcanes du pouvoir égyptien.
© Organi Group website - Côté pile, il y a la personnalité publique : un enfant du Sinaï, dignitaire tribal influent, homme d’affaires prospère choyé par le régime du général Al-Sissi. Dans cet habit-là, Ibrahim al-Argany se consume de colère et d’indignation devant le martyre des Palestiniens de Gaza.
- « La justice de la cause palestinienne reste un test et une mesure de la justice des politiciens du monde (…). Patience et fermeté pour tout être qui porte en lui les constantes humaines et les défend contre la machine d’oppression et de destruction », écrit-il sur le réseau social X, en relayant les images des familles jetées dans un exode sans issue par les bombardements israéliens. Et puis côté face, il y a le parrain aux méthodes mafieuses associé des services de renseignement égyptiens, à qui le blocus de Gaza a permis d’amasser toute une fortune d’argent sale : contrebande, racket, trafic d’êtres humains.
- Une agence « composée en grande partie d’anciens officiers militaires égyptiens »
- Parmi les multiples sociétés que dirige al-Argany, celle qu’il a dédiée aux services touristiques, Hala Consulting and Tourism Services, connaît ces derniers temps un développement florissant. Avant l’offensive israélienne à Gaza, sa prestation de transfert en bus des habitants de l’enclave palestinienne vers Le Caire se monnayait 700 à 1 200 dollars par voyageur. Les prix ont été multipliés par cinq, au bas mot, depuis le 7 octobre.
- Cette agence « est composée en grande partie d’anciens officiers militaires égyptiens », relevait Human Rights Watch en 2022 dans un rapport consacré à Gaza. Un recrutement fort utile pour desserrer les contraintes bureaucratiques et passer les points de contrôle pendant le trajet.
- Al-Argany n’a pas toujours été dans les petits papiers du pouvoir égyptien. À la fin de l’année 2008, il a même été arrêté au cours d’affrontements entre les Bédouins du Sinaï et les forces de sécurité les accusant de complicités dans les attentats de Taba en 2004 et de Charm el-Cheikh en 2005. Le trafiquant, qui trempait déjà dans la contrebande de marchandises et d’armes à travers les tunnels creusés entre l’Égypte et la bande de Gaza, est alors incarcéré.
- À sa libération, à l’été 2010, il noue des liens étroits dans l’appareil militaire et policier. Et, après le coup d’état de 2013, cette coopération s’affiche au grand jour : Al-Argany joue les médiateurs pour le compte de l’État égyptien, rackette les migrants en provenance d’Afrique de l’Est, supervise les milices tribales qui secondent les services de sécurité contre les groupes djihadistes dans la péninsule, partage avec les militaires les profits de la redevance imposée aux camions entrant dans la bande de Gaza (avant la guerre : 200 000 livres égyptiennes, soit plus de 11 000 dollars par passage).
- Il devient l’intime de Mahmoud al-Sissi, l’ombre de son père dictateur, aujourd’hui chef adjoint des renseignements égyptiens. Avec des hauts gradés, il fonde plusieurs sociétés, dont « Sons of Sinaï », qui gère tous les contrats liés aux efforts de « reconstruction » de Gaza dans le cadre d’un plan doté de 500 millions de dollars, soutenu par Israël et les Occidentaux. Transfert de marchandises, construction, transport : il bâtit un véritable monopole. Plus encore depuis le 7 octobre, Gaza, pour cet affairiste sans scrupule, est une poule aux œufs d’or.