Intervention de Michèle Sibony au meeting juif international du 30 mars – Table 1 « Colonisé.es, colonisateurs : guerre génocidaire et décolonisation de la Palestine »

« L’histoire des Juifs européens et  celle des Arabes de « Eretz Israël », sont toutes deux devenues la centralité  du judaïsme. La shoah des Juifs européens et la shoah des Arabes de Palestine, sont une seule et même shoah pour le peuple juif. Les deux vous regardent droit dans les yeux »

Avot Yeshurun1

Ce que nous fait, à nous Juifs, le génocide palestinien en cours, commis par Israël.

En sommes-nous responsables, au-delà de la responsabilité de chaque être humain de tout faire pour l’empêcher ? Il y a une responsabilité des puissances occidentales notamment Allemagne, France, Grande Bretagne et États-Unis, mais Israël prétend agir pour tous les juifs du monde contre un pogrom antisémite le plus grand depuis la shoah dit-il, il nous englobe dans son action, et de ce fait nous implique directement. Nombreux sont ceux parmi nous qui ressentent colère et accablement devant ce qui est en train de se passer prétendument en leur nom. Nombreux sont ceux parmi nous qui protestent de toutes leurs forces à travers le monde contre ce qui se passe. C’est comme si se rejouait en boucle un mauvais film.

Je reprendrais bien à mon compte la formule d’Ella Shohat qui parlant des juifs orientaux d’Israël, les mizrahim, titrait son livre : les victimes juives du sionisme. Sauf que l’expression ne me semble pas appropriée ici. Sans doute convient –elle mieux aux 1200 israéliens tués dans l’attaque du 7 octobre.

Le gouvernement français nous prend en otage, en reprenant l’idée du sionisme : l’État juif pour tous les Juifs : d’un côté elle nous associe publiquement au crime (qu’elle présente de la même manière qu’Israël comme une légitime défense, contre l’antisémitisme arabe, et se sert de nous ici dans son combat islamophobe. C’est donc pour nous, à cause de nous, qu’elle contrôle et opprime les Arabes ?

En fait tout le monde parle en notre nom : Israël aussi bien que la France qui reprend son discours dans une identification morbide et perverse.  Encore une fois la France règle ses contradictions internes entre grands principes universels, ses pratiques coloniales et actuelles, et ses impasses volontaires (le colonialisme) sur notre dos. Il ne s’agit pas d’une impasse passive, mais d’un refus actif de reconnaître les crimes coloniaux. On ne peut éviter de penser que la négation acharnée du contexte colonial dans l’attaque du 7 octobre, relève elle-même d’une réaction coloniale.

Cette sinistre période réactive aussi les fantasmes européens sur les Juifs comme sur les Arabes. Sur les Juifs : des fantasmes chargés de l’antisémitisme structurel et du génocide juif et comment s’en sortir : ce que révèle notamment l’adhésion totale et immédiate à la thèse de la propagande israélienne d’une attaque antisémite : pogrom-shoah) et sur les Arabes là-bas et ici : les fantasmes orientalistes coloniaux et post-coloniaux : d’un côté l’identification au colon « européen » ou « occidental » , et de l’autre l’Arabe dangereux, l’identification du Hamas à Daesh. L’Occident qui soutient Israël est en réalité celui des puissances coloniales et impérialistes qui ont toujours procédé avec cette logique.

Le soutien inconditionnel d’Israël, l’impunité unique qui lui est accordée, le maintien d’un statut d’exception au sein de la communauté des nations, en contradiction d’ailleurs avec le souhait proclamé du sionisme de devenir « une nation parmi les nations », l’aval du colonialisme, au lieu d’encourager d’autres perspectives, n’est-ce pas de tout cela qu’est constitué le fameux lien judéo-chrétien ?  La tolérance du colonialisme comme mode de gestion du monde, la justification des génocides coloniaux et le blanchiment ultime du génocide européen puisque commis à son tour par sa victime même.

Le paradoxe ultime de ce soutien inconditionnel est qu’il est assorti d’un antisémitisme grandissant qui émane précisément des gouvernements et groupes les plus sionistes. L’antisémitisme monte aux USA en même temps que le soutien à Israël, il est promu dans l’extrême droite qui inclut la droite chrétienne évangélique (95 millions d’évangéliques chrétiens aux États-Unis dont leur aile droite de plusieurs millions d’individus et proche de Trump, est à la fois sioniste et antisémite). De même, comme le rappelait Jean-Pierre Filiu dans un article du Monde, Netanyahu et le Likoud misent depuis plus de 15 ans sur les extrêmes droites européennes : Orban en Hongrie, dans les pays baltes, l’Allemagne et la Pologne, la Hollande à présent. Et tout récemment Milei le président argentin reçu en ami à Tel Aviv qui a annoncé le prochain transfert de l’ambassade d’Argentine à Jérusalem, vient de nommer Rudolf Barra procureur général du Trésor, un antisémite notoire, et nazi dans sa jeunesse. Tous ces groupes et gouvernements affirment à la fois leur soutien à Israël en même temps qu’un antisémitisme virulent.

En France Louis Aliot du RN est reçu en 2011 en Israël et dans des colonies des territoires occupés avec qui il trouve des points de convergence sur l’islam radical ; Aymeric Chauprade, alors conseiller international de Marine Le Pen, affirme que les Européens de l’Ouest se trouvent dans le même bain que les Israéliens. La réhabilitation du rassemblement national sur l’antisémitisme par le gouvernement et ses alliés, se fait intégralement sur la base de son soutien au sionisme et sur un fond commun d’islamophobie. C’est ce que l’on a vu clairement dans la manifestation du 12 novembre qui appelait en apparence contre l’antisémitisme et était en fait une manifestation de soutien à Israël et a intégré sans broncher le RN (parti membre de l’arc républicain a même justifié le gouvernement).

Le discours israélien est massivement adopté par nos gouvernements occidentaux qui prétendent nous protéger de l’antisémitisme contre la barbarie arabe. De fait c’est la théorie du choc des civilisations qui est recyclée dans cet épisode génocidaire pour le justifier. Introduire le récit palestinien dans le discours européen est perçu par les dirigeants comme une attaque directe d’Israël. En ce sens ils participent de la thèse éradicatrice israélienne : du « eux ou nous ». Et ils montrent qu’ils ont fait leur choix.

Ce qui se joue pour ces gouvernements qui soutiennent activement le génocide accompli par des Israéliens juifs, c’est aussi un transfert de culpabilité certes, mais aussi un transfert de l’acte génocidaire lui-même qui révèle et renouvelle la présence du passé dans le présent. La structure génocidaire de l’Occident (et la liste est longue…) est immuable, seules les places changent… Ce qui convient à beaucoup de gens.

L’Europe et l’Occident en général ont une capacité sélective d’empathie, au sommet de laquelle se trouve celle des victimes européennes juives, mais beaucoup moins des Rroms par exemple, des migrants, parmi lesquels les États choisissent les bons et les dangereux selon une géopolitique qui leur convient.

Il faut examiner cette façon qu’a eu l’Europe de ne considérer que ses propres morts en effaçant systématiquement les massacres coloniaux qui parfois étaient commis en même temps : Charlotte Wiederman en parle dans un séminaire donné au forum Einstein en Allemagne à propos de son livre : « Comprendre la douleur des autres : sur la mémoire et la solidarité » où elle rappelle que l’Allemagne n’a pas un seul monument de commémoration pour le million de morts de sa colonisation, qu’au moment même de la révolte du ghetto de Varsovie, épisode très respecté en Allemagne d’aujourd’hui, 200 000 êtres humains étaient massacrés et affamés en Tanzanie que rien ne commémore aujourd’hui. Elle rappelle aussi qu’en 1947 au moment où était publiée la première édition du journal d’Anne Frank en Hollande, l’armée hollandaise annihilait toute la population masculine des villages indonésiens pour empêcher la rébellion et l’indépendance. Et jusqu’à ce jour, les veuves indonésiennes n’ont pas réussi à obtenir reconnaissance et réparation des autorités néerlandaises.

Une amie belge, fille de déportés, m’a dit son effroi en découvrant très tardivement que la Belgique au Congo avait assassiné dix millions d’êtres humains entre 1885 et 1905 … et sa remise en question de ce sur quoi elle avait grandi en Europe : l’unicité de la shoah, et aussi sa remise en question de l’échelle absolue qui plaçait le génocide juif en haut de la pyramide des morts.

Wiederman considère que la mémoire de l’holocauste n’a pas apporté un meilleur sens de l’égalité, au contraire, et trop souvent elle a contribué à dresser une hiérarchie entre les victimes. C’est ce qu’elle appelle « l’économie politique de l’empathie ». Elle précise : la question n’est pas de « réduire » la mémoire de l’holocauste pour faire de la place à la mémoire coloniale, ce n’est pas une question d’espace mais une question d’essence éthique et politique que nous tirons des crimes de masse et des génocides et sur le déséquilibre global de leurs reconnaissances. Elle considère qu’une des plus importantes leçons de l’holocauste est qu’il n’y a pas de vie humaine négligeable. Elle ajoute enfin que le sauvetage des réfugiés contre la noyade en mer est le meilleur exemple d’une nouvelle culture mémorielle bien conçue.

Pour nous Juifs d’ici, la question qui se pose est celle de l’usage de notre mémoire : il y a plusieurs façons de « porter » la mémoire du génocide juif, celle d’Israël et de l’Occident, qui en ont fait un événement unique, au-dessus de tous les autres, et qui relativise et  efface ces derniers, au bénéfice d’une justification du sionisme et de  tous ses actes, et il y a la mémoire de ceux, souvent  parmi nous qui vivons ici, qui disent : plus jamais ça pour quiconque. L’universalité de la mémoire est son seul intérêt.

Notre film montre à quoi conduit la déshumanisation la plus terrible. Et cela a forgé notre passé et notre présent a dit Jonathan Glazer lors de la cérémonie des Oscars pour son film « zone d’intérêt ».

Aujourd’hui, l’exemple de l’Afrique du Sud et de l’Irlande et de leurs interventions dans ce moment, font de ces pays des modèles de réflexion sur hier et aujourd’hui, et des modèles de résistance. Ce sont deux pays qui savent utiliser ce que leur a enseigné leur histoire, et mettent leur mémoire au service de causes semblables et universelles.

Le judaïsme est une histoire de transmission, transmission d’un savoir, d’une loi, c’est l’interprétation infinie et plurielle du texte, et la discussion du texte est un commandement. Son éthique ainsi que le rappelait le poète Avot Yeshurun, est celle de la compassion et la responsabilité de chacun envers autrui. Le sionisme efface tout cela et le remplace par un discours du maître indiscutable, parce qu’unifiant « contre l’ennemi ». Le sionisme qui à l’origine n’était pas religieux a utilisé la religion pour ses œuvres : le Messie c’est maintenant, le Messie c’est moi ! disait Ben Gourion. Il a transformé la culture et la religion en un nationalisme agressif et éradicateur qui n’a plus rien à voir avec le judaïsme. Ce qu’il a mis en place est un retour à la violence des origines, au paganisme d’avant le monothéisme : celle qui ensauvage le colon comme le colonisé, le retour au sacrifice humain – souvenons-nous du sacrifice d’Isaac, remplacé par un agneau -.  Le judaïsme et le monothéisme ont remplacé le sacrifice humain par le sacrifice animal. Ce à quoi nous assistons est le retour au sacrifice humain : le sacrifice aux dieux obscurs.  Sacrifice de centaines de milliers de Palestiniens, et même sacrifice des siens : c’est la première fois que l’on sacrifie des otages et qu’est assumé en Israël le viol d’un commandement majeur du judaïsme, le Pidion hashvouim, le rachat des prisonniers. Les religieux au pouvoir, sont des nationalistes fondamentalistes et leurs rabbins poussent au crime. Le sionisme a choisi la séparation des juifs du reste du monde, alors que pour les juifs de l’exil, c’est à dire nous, il s’agit de travailler pour la réparation du monde. Car ainsi que le formule l’historien Amnon Raz Krakotzkin dans son livre Exil et Souveraineté : « Dans le judaïsme traditionnel l’exil n’est pas la condition des seuls juifs, il qualifie la situation du monde en général. … l’exil se rapporte à une absence fondamentale, il désigne l’imperfection du monde et entretient l’espérance de son changement. Par essence le concept d’exil se rapporte au manque et s’oppose donc à toute tentative d’instaurer « l’histoire des vainqueurs » »

Jonathan Glazer toujours dans son discours aux Oscars a défini ainsi son travail : « Tous nos choix ont été fait pour nous faire réfléchir et réagir dans le présent ; pas pour dire : regardez ce qu’ils ont fait alors, mais regardez ce que nous faisons maintenant. »

On peut considérer que ce qui se passait dans « l’enveloppe de Gaza » (Otef Aza), la vie normale et banale qui se déroulait paisiblement dans les kibboutzim et les villages, la rave party qui s’y tenait au moment de l’attaque, on peut considérer que tout cela constitue véritablement une « zone d’intérêt ».  Qu’il ne puisse y avoir de remise en question de cette façon de vivre chez la majorité des Israéliens s’explique par la force du consensus social et l’effacement volontaire par l’État de toutes les coordonnées permettant de mettre en marche la pensée. Le discours du maître anticipe même les questions qui auraient pu se poser sur la guerre, et surtout sur les alternatives possibles pour un futur viable. Il impose de faire taire toutes les contradictions internes du sujet, ou collectives. D’ailleurs la censure est aujourd’hui massive et l’interdiction prochaine de la chaîne de télévision Al Jazeera vient d’être annoncée.

Ceci n’est pas sans évoquer la description des blancs de l’apartheid que fait Niel Roos sud-africain spécialiste de la culture blanche sud-africaine dans son livre White Apartheid culture : « Nés dans une société déjà ségréguée, les Blancs de l’époque de l’apartheid se sont maintenus dans les structures particulières de la société grâce à des privilèges matériels importants. Ils vivaient bien en montrant tout à la fois que leur vision du monde était façonnée par leur idéologie et leurs préjugés, mais aussi qu’ils partageaient le « secret public » en sachant ignorer les iniquités de l’apartheid. Ils ont également été soumis à l’ingénierie sociale, aux réformes et à la discipline conçues pour les garder dans leur classe, race, idéologie et culture considérées comme appropriées. »

Jonathan Glazer a conclu ainsi son discours :

« Aujourd’hui, nous nous tenons devant vous comme des hommes qui refusons que notre judéité et l’Holocauste soient détournés par une occupation qui a causé tant de souffrances pour tant d’innocents. Qu’il s’agisse des victimes du 7 octobre en Israël ou de celles des attaques incessantes qui se déroulent à Gaza, elles sont toutes des victimes de cette déshumanisation. »

Et il a posé la seule question qui vaille et qui se pose à nous tous maintenant :

Comment résistons-nous ?

 

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