S’il est question maintenant de parler de la « réinvention de nos diasporas », c’est-à-dire, finalement, de réfléchir à ce que c’est qu’être juif, à ce qu’est le monde dans lequel nous vivons et à ce que doit être notre place dans ce monde, alors il est difficile, voire impossible, de ne pas prendre comme point de départ de cette réflexion, la violence inouïe qui se déploie en ce moment même à Gaza et les crimes qui y sont commis. Car cette violence, ces crimes, certes nous n’en sommes pas coupables, mais parce qu’ils sont commis par un État dont la prétention identitaire fermée à être l’État juif, l’État des Juifs, nous interpellent et nous obligent, ils abiment notre humanité collective, et, alors que certains, enfin, parlent de « risques génocidaires » à Gaza, il nous revient en premier de regarder la réalité en face et témoigner de ce que cet État, inflige à la population palestinienne, devant les yeux du monde entier, et de dire : oui, un génocide est commis, le crime n’est pas à venir, mais déjà là. Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt : il y aura un avant et un après Gaza 2023 et il nous revient de décider d’y faire face et de prendre nos responsabilités devant l’histoire.
C’est pourquoi je crois que, se poser la question de notre rapport au monde et de notre subjectivité collective, revient d’abords à se demander : comment en sommes-nous arrivés là ? De quelle histoire sommes-nous le produit ?
Réinterroger le passé à la lumière du présent apparaît comme le point de départ de tout changement et de toute tentative de jeter les bases d’une alternative culturelle et politique. L’histoire moderne des Juifs, c’est-à-dire l’histoire des relations entre la judéité et la modernité, ne se laisse pas facilement appréhender. Et cette difficulté tient notamment à ce que, dans cette histoire, nous comptons parmi les vaincus, et que ce sont les vainqueurs d’hier qui continuent aujourd’hui d’écrire l’histoire. Si le sionisme s’est si profondément ancré dans les affects de larges parties de nos communautés, c’est qu’il porte la prétention de racheter des siècles d’oppression, d’ouvrir un chemin vers la dignité et de sortir de ce statut de vaincus.
Et tout le drame de cette proposition, ce qui fait qu’elle n’est pas ce qu’elle prétend être, c’est qu’elle prend pour espace la Palestine, une terre peuplée par un peuple, le peuple palestinien, dont la dépossession et l’oppression est la condition de réalisation de cette prétendue autodétermination.
Il est courant de faire débuter cette histoire moderne avec la Révolution française, qui malgré ses apories et ses contradictions, marque l’entrée des Juifs dans la modernité et ouvre une page particulièrement riche et vivante, intellectuellement, artistiquement, politiquement, de l’histoire juive. Un siècle et demi plus tard, Auschwitz, la destruction quasi-totale des Juifs d’Europe, marque la fin de la modernité juive, et résout dans la mort et la destruction l’antagonisme entre la construction des États-nations européens, cœur de la modernité, fondé sur l’homogénéité ethnique et culturelle, et une altérité juive insoluble dans ce cadre trop étroit.
Le paradoxe du sionisme, c’est qu’en même temps qu’il se veut une réponse et une solution à l’antisémitisme, historiquement à l’antisémitisme moderne occidental, il se fonde sur les mêmes postulats politiques et idéologiques. Il s’inscrit dans la même vision du monde de ceux pour qui les Juifs, comme beaucoup d’autres, comptaient parmi les « peuples sans histoires », survivance d’un passé révolu et condamnés à disparaître dans la grande marche du progrès ; de ceux qui, convaincus de la supériorité européenne et de la suprématie blanche, voyaient dans les terres du sud des terres disponibles à l’accaparement brutal, et dans les population qui les peuplaient, des êtres insignifiants ; de ceux pour qui la survie des Juifs comme collectivité, à travers des deux millnaires d’existence sans Etat-nation, était une anomalie et la marque d’une dégénérescence à corriger.
Oui, cette histoire est difficile à regarder. Oui, nous sommes des vaincus déguisés en vainqueurs par le colonialisme israélien.
En France, après l’affaire Dreyfus, parmi les évènements marquants de l’histoire des Juifs, nous pouvons notamment citer : l’immigration de Juifs d’Europe de l’Est au début du XXè siècle, la seconde guerre mondiale et la déportation de plus de 80 000 juifs, la fondation de l’État d’Israël, la guerre des Six jours, l’arrivée de Juifs d’Afrique du nord pendant et après la guerre d’Algérie. « Chacune de ces étapes, de façon modeste ou marquée, transforma la manière dont les Juifs de France se percevaient eux-mêmes ou étaient perçus par le reste de la population. » (Marienstras Richard)
Oui, notre histoire est celle de l’antisémitisme et du colonialisme. Elle est celle du déplacement de la question juive – au lieu de son dépassement – à la question palestinienne et du transfert de la violence antisémite qui l’accompagne.
Un examen critique ne sera jamais un but en soi. La critique ne sert à rien si elle n’obéit pas au principe de responsabilité à l’égard du passé comme à l’égard du présent, si elle ne se prolonge pas par l’action de rompre avec les structures d’oppressions et d’aliénations, si elle ne se traduit pas par la volonté active de « tirer le frein d’urgence », comme l’écrivait Walter Benjamin, et d’interrompre le cours de l’Histoire dont on en finit plus de mesurer la catastrophe.
Réinventer nos diasporas c’est donc d’abord opérer une série de ruptures subjectives.
La première de ces ruptures subjectives est celle avec l’État d’Israël et sa prétention à incarner le seul aboutissement possible de la longue histoire juive. L’État d’Israël a reproduit contre les Palestiniens tous les mécanismes idéologiques et politiques qui se sont si longtemps déployés contre les juifs. Réinventer nos diasporas, c’est d’abord rompre avec la détestation et la honte de l’exil qui fonde l’entreprise sioniste et nourrit le processus de colonisation de la Palestine. C’est pourtant la dispersion qui a permis aux Juifs de se maintenir si longtemps sans État, de traverser les siècles et d’échapper aux mouvements de l’histoire qui ont emporté tant de peuples et de nation territorialisées. « Aucune communauté occidentale n’a de mémoire aussi longue que celle des Juifs – et cette mémoire procède toute entière de la Diaspora. » Richard Marienstras.
La seconde rupture à opérer concerne le processus de normalisation bourgeoise et impérialiste. C’est celle opérée par Marx et par de nombreux penseurs juifs à sa suite. C’est le refus du monde qui hier nous mettait à mort et qui aujourd’hui, poursuit contre d’autres son entreprise de destruction. C’est le refus du partage impérialiste du monde, de la racialisation des rapports sociaux, des conceptions normatives de l’assimilation. Le refus de l’extension continue du capitalisme pourrissant qui broie les peuples et anéanti le vivant.
En France, pays moteur de l’islamophobie dans le monde, nous devons rompre avec le racisme d’État. Refuser cette place que nous accorde l’impérialisme, qui nous tolère que comme ses faire valoir, qui ne nous accepte pas comme Juifs en Europe, mais qui nous soutient comme colons en Palestine.
Il y a quelque chose de forcément révolutionnaire dans la réinvention de nos diasporas.
Faire irruption là où se jouent nos destinées, se poser, avec d’autres en sujets révolutionnaires, rompre la continuité historique au nom d’une mémoire et d’un passé dont nous refuserons toujours qu’il soit réduit à une nature morte, sorti de l’histoire pour être l’objet de commémorations creuses et de récupération. Nous le réintroduisons dans le présent pour que « plus jamais ça » soit, aujourd’hui plus que jamais, le moteur vivant de la lutte contre l’oppression et la négation des droits.
Rompre avec la continuité historique. c’est le premier pas du chemin qui mène à l’irruption des peuples ; nos diasporas ne peuvent être que révolutionnaires. Révolution = irruption des masses là où leurs destinés se jouent. (Trotsky et Benjamin)
J’ai évoqué une série de ruptures, à laquelle on pourrait facilement répondre : et après ? Rompre, ok, mais pourquoi ? On sait ce qu’on perd, on aimerait savoir ce qu’on gagne.
Et bien à cela, cher•e•s ami•e•s, cher•e•s camarades, je répondrai que les horizons ouverts par la rupture avec les structures d’oppression sont nombreux.
J’en citerai seulement quelques-uns.
L’affranchissement des conceptions normatives de l’identité, souvent enfermée dans le cadre étouffant du nationalisme.
La réappropriation des formes de judéités occultés par l’histoire coloniale et par l’impérialisme : nos identités arabo- berbères, entre autre, nos spiritualités, nos langues. La redécouverte de la pluralité de la tradition juive.
La fin de ce sentiment d’isolement qu’expérimentent de trop nombreux juifs, perdus dans un tête à tête avec l’État-nation et l’impérialisme, tête à tête intenable, et la multiplication des communautés de destin que nous construisons avec tous les opprimés.
Et si cela apparait comme trop abstrait ou trop insuffisant, alors n’ayons pas peur de répondre que nous n’avons rien d’autre à proposer que la lutte, la lutte émancipatrice, révolutionnaire, créatrice, contre ce qui nous abime et qui nous détruit. La lutte qui sera toujours bien plus féconde que ne le sera jamais l’impérialisme et le colonialisme, bien plus vivante que ne le sera jamais un monde qui n’en finit plus de crever.
Alors vive la lutte du peuple palestinien et que vive les luttes de tous les opprimés et les exploités. Il n’y a aucune réinvention qui ne passe par le chemin de la lutte.