Fabien Magnenou France Télévisions Publié le 24/11/2023
Une vue de l’avant-poste israélien d’Eviatar, en Cisjordanie occupée, le 10 avril 2023. (JAAFAR ASHTIYEH / AFP)
Dans ce territoire occupé depuis 1967 par l’Etat hébreu, plus de 200 personnes ont été tuées par des colons et des soldats israéliens depuis les attaques du Hamas le 7 octobre, selon le bilan du ministère de la Santé palestinien.
Routes bloquées, raids armés, puits attaqués… Les Palestiniens des villages de Cisjordanie occupée disent subir le harcèlement croissant des colons israéliens, plus menaçants depuis le début de la guerre entre l’Etat hébreu et le Hamas. Ces violences replacent la question de la colonisation israélienne de ce territoire palestinien au centre de l’attention internationale, alors qu’en parallèle l’armée israélienne poursuit ses opérations dans la bande de Gaza.
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La Cisjordanie, située sur la rive occidentale du fleuve Jourdain, est morcelée depuis des décennies entre les communes palestiniennes et des colonies israéliennes toujours plus nombreuses. Les attaques du Hamas contre Israël le 7 octobre et sa riposte depuis un mois et demi ont ravivé les tensions suscitées par ce mouvement de colonisation, considéré comme l’un des principaux obstacles à la paix dans la région. Franceinfo vous en expose les principaux enjeux.
Quelle est la situation en Cisjordanie depuis le 7 octobre ?
La Cisjordanie, où vivent 2,8 millions de Palestiniens, est un territoire occupé depuis 1967 par Israël. La situation y était déjà tendue avant le début de la guerre, avec des raids réguliers menés par les forces israéliennes. Mais l’attaque commise par le Hamas, qui s’est soldée par la mort d’au moins 1 200 Israéliens, et la réponse militaire de Tsahal dans la bande de Gaza, ont vu bondir les incidents entre colons israéliens et Palestiniens. Depuis le 7 octobre, le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaire (Ocha) recense en moyenne plus de six « incidents » par jour entre colons et Palestiniens, contre une moyenne de trois au cours des mois précédents.
« Les attaques de colons se sont multipliées depuis un ou deux ans alors que les périodes de confinement durant la pandémie de Covid-19 ont permis une colonisation accrue, analyse sur franceinfo l’historienne Stéphanie Latte Abdallah. Mais ce processus s’accélère depuis le 7 octobre avec des expulsions, notamment de populations bédouines. » L’armée israélienne, par exemple, a coupé les accès nord et sud de la localité de Huwara, conséquence des opérations punitives menées ces derniers mois par les colons.
Les diplomaties européennes et américaine ont condamné à plusieurs reprises la hausse des violences des colons israéliens contre les civils palestiniens. Depuis le 7 octobre, plus de 200 Palestiniens ont été tués par des colons et des soldats israéliens en Cisjordanie, selon le ministère de la Santé palestinien. A ce stade, ces chiffres ne peuvent pas être confirmés par une source indépendante.
Quelle partie de la Cisjordanie est administrée par Israël ?
En 1993, les accords d’Oslo ont mis en place une Autorité palestinienne. Et deux ans plus tard, un accord intérimaire a réparti les rôles entre les deux parties, afin d’initier un processus transitoire aboutissant à deux Etats. L’Autorité palestinienne a reçu la charge d’assurer la sécurité et l’administration d’une zone A (voir la carte ci-dessous), composée notamment des grandes villes. Elle gère également l’administration de la zone B, dont la sécurité est en revanche confiée à Israël. L’Etat hébreu, quant à lui, assure les deux missions dans la zone C, qui couvre 60% du territoire de la Cisjordanie.
Carte de la Cisjordanie occupée. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Mais l’idée était alors « d’aboutir à un Etat palestinien, avec une évacuation progressive par les Israéliens », rappelle Jean-Paul Chagnollaud, président de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo). Un calendrier de cinq ans avait d’ailleurs été prévu à cet effet. Mais ce processus a volé en éclats avec l’assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, en 1995, le refus du Hamas de reconnaître ces accords, la poursuite de la colonisation israélienne et la seconde intifada (2000-2005). Ce qui devait être provisoire a donc perduré.
Quelle est l’ampleur de la colonisation ?
Au total, 146 colonies de peuplement sont implantées en Cisjordanie, selon l’ONG israélienne PeaceNow, qui se décrit comme un mouvement sioniste de gauche prônant une solution à deux Etats. Il faut également y ajouter 144 « avant-postes », des colonies qui ne sont pas reconnues par l’administration israélienne.
Plus de 470 000 personnes vivent dans les colonies israéliennes de Cisjordanie. Cela représente aujourd’hui 5% de la population israélienne, et le nombre d’habitants dans ces implantations progresse, selon les chiffres du Bureau central des statistiques israélien, au rythme moyen de 10 000 nouvelles personnes par an.
Certaines colonies peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers d’habitants, quand d’autres s’apparentent à de simples lotissements. Avant le 7 octobre, Israël poursuivait notamment la construction de 6 300 unités, ce qu’avait dénoncé fin septembre le Coordonnateur spécial des Nations unies pour le processus de paix, Tor Wennesland.
Comment les colonies ont-elles vu le jour ?
En Israël, la Cisjordanie est désignée comme la Judée-Samarie, en référence aux deux provinces antiques du peuple juif. Les premières colonies juives se sont développées au début du XXe siècle, dans ce qui deviendra Israël, à la suite des différents pogroms perpétrés en Europe de l’Est. Après la fin du mandat britannique, en 1948, la région a été annexée par la Jordanie, et la Cisjordanie a fait juridiquement partie du royaume hachémite de Jordanie. Lors de la guerre des Six Jours, en 1967, Israël a occupé la Cisjordanie, la bande de Gaza, le Sinaï et le Golan. La même année, une première colonie juive est apparue à Hébron (sud de la Cisjordanie), avec une communauté juive qui préexistait à la création d’Israël.
Mais la colonisation s’et développée en particulier avec l’arrivée au pouvoir en Israël de Menahem Begin, en 1977. « Celui-ci mise sur l’appui électoral des Mizrahim [les Juifs orientaux], qui avaient été délaissés par le pouvoir travailliste, dominé par les Ashkénazes », les Juifs originaires d’Europe centrale ou orientale, explique Riccardo Bocco, professeur émérite à l’Institut de hautes études internationales et du développement (Iheid).
En 1995, 134 000 personnes vivaient dans des colonies reconnues par Israël en Cisjordanie, selon le Bureau central des statistiques israélien (en PDF). Une population qui atteignait 280 000 personnes en 2008, 465 400 en 2021 et 478 600 fin 2022, selon les derniers chiffres disponibles (plus de 700 000 en intégrant Jérusalem-Est).
Quelles sont les conséquences au quotidien pour les Palestiniens ?
Cette colonisation, aussi éclatée soit-elle, suit une certaine logique. « Il s’agit d’ensembles cohérents, la plupart du temps en haut des collines, qui encerclent les Palestiniens considérés comme des minorités », détaille Jean-Paul Chagnollaud, spécialiste du sujet. Ce principe était déjà présent dans le plan de Menahem Begin, à la fin des années 1970. Avec, en arrière-plan, des considérations militaires pour assurer la sécurité d’Israël.
Une route sinueuse en Cisjordanie occupée, entre la colonie israélienne de Givat Zeev (à gauche) et un village palestinien proche de Ramallah (à droite), le 8 septembre 2023. (AHMAD GHARABLI / AFP)
Une barrière de séparation a par ailleurs été construite par les Israëliens. Elle s’étire partiellement sur la ligne de démarcation (la « ligne verte ») issue de l’armistice de 1949 et des accords de 1967. Mais elle s’enfonce également dans le territoire cisjordanien, pour intégrer des colonies israéliennes.
Au début de l’année, l’Ocha recensait 565 obstacles à la circulation (postes de contrôle, barrages, barrières, tranchées…). « Vous savez quand vous partez de la maison le matin, mais vous ne savez pas quand vous rentrerez, résume le sociologue Riccardo Bocco. Un agriculteur peut mettre des heures pour faire le détour nécessaire, quand il possède un champ situé 300 mètres après la séparation. »
Depuis le 7 octobre, « les restrictions d’accès, généralement imposées par les autorités israéliennes, se sont [encore] intensifiées dans toute la Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est », souligne l’Ocha. « Les colons ont également imposé des restrictions de déplacements, bloquant les routes d’accès aux communautés palestiniennes. » Et ce, alors que la saison de la récolte des olives, qui représente une source de revenus important dans le territoire palestinien, bat son plein.
Qui sont les colons israéliens ?
« Certains colons se transfèrent en Cisjordanie parce que l’Etat israélien crée des conditions économiques favorables, permettant par exemple d’avoir une maison et d’accéder à une classe moyenne », explique Riccardo Bocco.
Certaines colonies sont également fondées par des ultra-orthodoxes et/ou des nationalistes, pour des raisons idéologiques fondées sur l’idée d’un « Grand Israël ». « Si on prend la Bible, on peut s’en servir comme GPS. Toutes ces collines qu’on voit, ce sont des endroits qui sont cités dans la Bible », déclarait en 2020 à franceinfo Laly Derai, conseillère régionale à l’époque, aujourd’hui membre du comité central du Likoud, le parti de Benyamin Nétanyahou.
Mais « les typologies sont très évolutives », nuance toutefois Jean-Paul Chagnollaud. « Ce qui est marquant aujourd’hui, c’est la présence de colons très durs idéologiquement, qui ne veulent pas imaginer la moindre concession. Certains ont un esprit d’impunité, car ils sont sûrs de leur bon droit. »
Des colons israéliens durant une prière, pendant une tentative d’établir un avant-poste près de la colonie de Talmon, le 20 juillet 2022 en Cisjordanie occupée. (GIL COHEN-MAGEN / AFP)
« Nous, les Juifs, sommes les souverains de l’Etat d’Israël et de la terre d’Israël. Ils doivent l’accepter », résume encore Daniella Weiss, une figure du mouvement de colonisation, dans un entretien accordé au New Yorker. « C’est le début de la renaissance de la nation juive dans cette patrie », ajoute cette ancienne maire de la colonie de Kedumim. Elle a cofondé le mouvement Nachala, qui organise des collectes pour fonder des avant-postes illégaux, y compris au regard du droit israélien.
Enfin, les « Jeunes des collines », un mouvement radical et suprémaciste qui ne rassemble que quelques centaines d’éléments, défraient régulièrement la chronique pour leur violence et la création d’avant-postes illégaux.
Cette colonisation est-elle légale au regard du droit international ?
L’ONU – exception faite des Etats-Unis, qui s’abstiennent – considère ces colonies de peuplement comme illégales au regard du droit international. Depuis 1967, l’assemblée générale des Nations unies a d’ailleurs adopté une dizaine de résolutions pour condamner la construction de ces colonies. En 2016, notamment, le Conseil de sécurité de l’ONU avait dénoncé « une violation flagrante du droit international », réclamant l’arrêt immédiat et complet de toutes les activités de colonisation, y compris à Jérusalem-Est. La quatrième Convention de Genève interdit également le transfert de population vers des territoires occupés.
L’Etat hébreu reconnaît-il ces colonies ?
Si les colonies sont toutes illégales au regard du droit international, Israël choisit tout de même d’en reconnaître certaines, même si toutes les installations ne sont pas officialisées de fait. Les avant-postes, créés ici et là, doivent d’abord être enregistrés dans le cadre d’une procédure, afin de devenir officiellement des colonies. Il arrive que certaines implantations soient détruites, après décision de la Cour suprême israélienne.
Le gouvernement lui-même peut également lancer des programmes de colonisation. Et certaines colonies, du fait de leur taille, sont aujourd’hui reconnues comme des villes à part entière. Ariel, Beitar Illit, Maale Adumim et Modiin Illit regroupent à elle seules 200 000 habitants, soit près de la moitié des colons de Cisjordanie occupée.
La colonie de Beitar Illit, deuxième plus grande implantation en Cisjordanie occupée, avec plus de 63 000 habitants. Ici en février 2018. (MENAHEM KAHANA / AFP)
Les bases juridiques ont par ailleurs évolué dans le temps. Dans les années 1970, seules les terres confisquées pour des « raisons de sécurité » étaient reconnues par les autorités israéliennes. A partir de 1977, le ministre de l’Agriculture Ariel Sharon a classé en « terres domaniales » des terrains palestiniens jugés abandonnés, alors qu’ils étaient en jachère. Les réserves naturelles sont également intégrées, ainsi que des terrains militaires. En somme, résume Jean-Paul Chagnollaud, « le droit israélien résulte d’un compromis au sein d’une assemblée », or « le Parlement est aujourd’hui composé majoritairement de partisans convaincus de la colonisation ».
Quel est le poids politique des colonies en Israël ?
« Beaucoup de gens aujourd’hui au gouvernement sont nés ou ont de la famille dans ces colonies », souligne Jean-Paul Chagnollaud. « Deux personnalités ont contribué à mettre le feu aux poudres en Cisjordanie », ajoute Riccardo Bocco, à commencer par le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, qui a grandi à Bet El et vit à Kedumim, la colonie de Daniella Weiss évoquée plus haut. Cofondateur du parti Mafdal, parti sioniste religieux, il considère l’existence du peuple palestinien comme une « invention ». En février, il a remporté son bras de fer contre le ministère de la Défense. Il supervise, depuis, la colonisation en Cisjordanie occupée, et tente notamment de simplifier les procédures d’enregistrement des avant-postes sauvages.
Autre soutien de poids à la colonisation : le ministre de la Sécurité nationale israélien, Itamar Ben Gvir. Trois jours après les attaques du Hamas en Israël, il a distribué des fusils d’assaut à des colons. Il a également annoncé l’achat de 10 000 armes, afin de créer « une équipe de protection civile ».
Le ministre de la Sécurité nationale israélien, Itamar Ben Gvir, devant des fusils d’assaut distribués à des groupes volontaires civils, le 27 octobre 2023 à Ashkelon (Israël). (HANNIBAL HANSCHKE / MAXPPP)
Le port d’armes est également encouragé auprès des civils et le délai d’obtention a été raccourci. Pas moins de 40 000 demandes ont déjà été validées. Ces dernières années, plusieurs personnalités israéliennes issues de l’extrême droite et de la droite dure ont même réclamé l’annexion pure et simple de la Cisjordanie.
Je n’ai pas eu le temps de tout lire, pouvez-vous me faire un résumé ?
La colonisation de la Cisjordanie par Israël s’est réellement développée dans les années 1970 et n’a jamais cessé depuis. Au total, près de 480 000 Israéliens vivent aujourd’hui dans ce territoire palestinien (plus de 700 000 en incluant Jérusalem-Est), en infraction avec le droit international. Les implantations se développent notamment dans la zone C du territoire occupé, dont l’administration et la sécurité étaient confiées provisoirement à Israël (voir notre carte plus haut), selon les accords d’Oslo signés en 1995. Les colonies, le plus souvent situées sur les hauteurs, sont accompagnées de postes de contrôle et de différents obstacles qui compliquent la circulation entre les communes palestiniennes.
Le gouvernement israélien est favorable à ce mouvement. Il abrite en son sein des partisans d’une ligne dure, à commencer par les ministres Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir, issus de l’extrême droite. Ces derniers souhaitent aujourd’hui accélérer la reconnaissance des avant-postes, ces colonies qui ne sont pas encore enregistrées officiellement par les autorités israéliennes.